vendredi 23 octobre 2009

Hier

Aujourd'hui, je recommence la course imbécile. Je me lève à cinq heures du matin, je me lave, je me rase, je fais du café, je m'en vais, je cours jusqu'à la place Principale, je monte dans le bus, je ferme les yeux, et tout l'hourreur de ma vie présente me saute au visage.

Le bus s'arrête cinq fois. Une fois aux confins de la ville et une fois dans chaque village que nous traversons. Le quatrième village est celui où se trouve la fabrique dans laquelle je travaille depuis dix ans.

Une fabrique d'horlogerie.

Je prends mon visage dans mes mains comme si je dormais mais je le fais pour cacher mes larmes. Je pleure. Je ne veux plus de la blouse grise, je ne veux plus pointer, je ne veux plus mettre en marche ma machine. Je ne veux plus travailler.

J'enfile la blouse grise, je pointe, j'entre dans l'atelier.

Les machines sont en marche, la mienne aussi. Je n'ai qu'à m'asseoir devant, prendre les pièces, les poser dans la machine, presser sur la pédale.
La fabrique d'horlogerie est un immense batîment qui domine la vallée. Tous ceux qui y travaillent habitent le même village, sauf quelques-uns qui comme mois viennent de la ville. Nous ne sommes pas très nombreux, le bus est presque vide.

La fabrique produit des pièces détachées, des ébauches pour d'autres usines. Aucun d'entre nous ne pourrait assembler une montre complète.

Quant à moi, je perce un trou avec ma machine dans une pièce définie, le même trous dans la même pièce depuis dix ans. Notre travail se résume à cela. Poser une pièce dans la machine, appuyer sur la pédale.

Avec ce travail, nous gagnons tout just assez d'argent pour manger, pour habiter quelque part, et surtout pour pouvoir recommencer le travail le lendemain.

Qu'il fasse clair ou sombre, les néons sont constamment allumés dans l'immense atelier. Une musique douce est diffusée par les haut-parleurs. La direction pense que les ouvriers travaillent mieux avec la musique.

Il y a un petit bonhomme, ouvrier lui aussi, qui vend des sachets de poudre blanche, des tranquillisants que le pharmacien du village prépare à notre intention. Je ne sais pas ce que c'est, j'en achète parfois. Avec cette poudre, la journée passe plus vite, on se sent un peu moins malheureux. La poudre n'est pas chère, presque tous les ouvriers en prennent, c'est toléré par la direction, et le pharmacien du village s'enrichit.

Il y a parfois des éclats, une femme se lève, elle hurle:
-Je n'en peux plus!
On l'emmène, le travail continue, on nous dit:
-Ce n'est rien, ses nerfs ont lâché.
Dans l'atelier, chacun est seul avec sa machine. On ne peut pas se parler, sauf aux toilettes, et encore, pas trop longtemps, nos absences sont comptées, notées, enregistrées.

AGOTA KRISTOP, Hier, Paris, 1995

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