Le narrateur François, y dresse le lourd inventaire des causes de sa
détresse. La mère est encore visée.
j'étais un enfant dépossédé du monde. Par le décret d'une volonté antérieure à la mienne, je devais renoncer à toute possession en cette vie. Je touchais au monde par fragments, ceux-là seuls qui m'étaient immédiatement indispensables, et enlevés aussitôt leur utilité terminée; le cahier que je devais ouvrir, pas même la table sur laquelle il se trouvait; le coin d'étable à nettoyer, non la poule qui se perchait sur la fenêtre; et jamais, jamais la campagne offerte par la fenêtre. Je voyais la grande main de ma mère quand elle se levait sur moi, mais je n'apercevais pas ma mère en entier, de pied en cap. J'avais seulement le sentiment de sa terrible grandeur qui me glaçait.
Je n'ai pas eu d'enfance. Je ne me souviens d'aucun loisir avant cette singulière aventure de ma surdité. Ma mère travaillait sans relâche et je participais de ma mère, tel un outil dans ses mains. Levées avec le soleil; les heures de sa journée s'emboîtaient les unes dans les autres avec une justesse qui ne laissait aucune détente possible.
En dehors des leçons qu'elle me donna jusqu'à mon entrée au collège, ma mère ne parlait pas. La parole n'entrait pas dans son ordre. Pour qu'elle dérogeât à cet ordre, il fallait que le premier j'eusse commis une transgression quelconque. C'est-à-dire que ma mère ne m'addressait la parole que pour me réprimander avant de me punir.
Au sujet de l'étude, là encore tout était compté, calculé, sans un jour de congé, ni de vacances. L'heure des leçons terminée, un mutisme total envahissait à nouveau le visage de ma mère. Sa bouche se fermait durement, hermétiquement, comme tenue par un verrou tiré de l'intérieur.
Moi, je bassais les yeux, soulagé de n'avoir plus à suivre le fonctionnement des puissantes mâchoires et des lèvres minces qui pronoçaient, en détachant chaque syllabe, les mots de "châtiment", "justice de Dieu", "damnation", "enfer", "discipline", "peché mortel", et surtout cette phrase précise qui revenait comme un leitmotiv:
-Il faut se dompter jusqu'aux os. On n'a pas idée de la force mauvaise qui est en nous! Tu m'entends, François? Je te dompterai bien, moi... [...]
J'ai trouvé, l'autre jour, dans la remise, sur une poutre, derrière un vieux fanal, un petit calepin ayant appartenu à ma mère. L'horaire de ses journées était soigneusement inscrit. Un certain lundi, elle devait mettre des draps à blanchir sur l'herbe; et, je me souviens que brusquement il s'était mis à pleuvoir. en date de ce même lundi, j'ai donc vu dans son carnet que cette étrange femme avait rayé: "Banchir les draps", et ajouté dans la marge: "Battre François".
Le torrent, Montréal, Hurtubise HMH, 1989
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